Laurent Frölich avocat assistance marchés publics et  droit avocat délégation de service public et  droit de la fonction publique, Paris et Lille

Le pouvoir de modulation des pénalités de retard par le juge administratif précisé

Dans une décision du 19 juillet 2017 (CE, 19 juillet 2017, n° 392707, Centre hospitalier interdépartemental de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent) publiée au recueil Lebon (et en ligne ici : https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do?oldAction=rechJuriAdmin&idTexte=CETATEXT000035245504&fastReqId=738721960&fastPos=1), le Conseil d’Etat a précisé sa jurisprudence sur le pouvoir de modulation des pénalités de retard par le juge administratif. Ce pouvoir avait été reconnu de façon prétorienne dans la décision de principe OPHLM de Puteaux (CE, 29 décembre 2008, n°296930) qui s’inspirait de l’ancien article 1152 du Code civil.

Pour résumer :

  • La modulation des pénalités de retard doit figurer expressément dans les conclusions des parties ;
  • Cette modulation demeure exceptionnelle, les clauses du contrat convenues entre les parties prévalant sur le pouvoir du juge ;
  • Le montant des pénalités doit être manifestement excessif ;
  • Peu importe que le pouvoir adjudicateur n’ait subi aucun préjudice ou que les pénalités soient supérieures au préjudice ;
  • Le demandeur devra fournir au juge des éléments notamment au regard de marchés comparables ou du fait de la particularité du marché litigieux.

 

 
En l’espèce, le Centre hospitalier de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent avait confié par un marché public de travaux la réalisation d’un lot à la société GBR Ile de France à hauteur de 840 000 euros. Néanmoins, l’exécution du marché a pris trois ans de retard, ce qui a abouti à la notification d’un projet de décompte général avec pénalités de retard. Ces pénalités s’élevaient à 990 000 euros environ.

Ce montant a été contesté par la société GBR devant le Tribunal administratif de Melun. La société GBR, en plus de contester le montant des pénalités de retard, conteste également sa responsabilité pour la période allant du 10 octobre 2007 au 27 novembre 2008, les retards ne lui étant pas imputable ce que le Tribunal confirme. Les deux parties interjettent appel de la décision du Tribunal. La Cour administrative d’appel de Paris confirme la décision du Tribunal quant aux dates d’imputabilité des retards mais considère le montant des pénalités comme excessives. Les deux parties se pourvoient alors en cassation.

Sur les conclusions du Centre hospitalier visant à l’annulation de l’arrêt de la Cour administrative d’appel quant à la modulation des pénalités de retard, le Conseil d’Etat rappelle tout d’abord clairement la définition des pénalités de retard.
Le Conseil d’Etat entend se démarquer de son homologue civil en ce qu’il souligne que les pénalités de retard sont dues même en l’absence de préjudice subi, dès lors que celles-ci « sont applicables au seul motif qu'un retard dans l'exécution du marché est constaté et alors même que le pouvoir adjudicateur n'aurait subi aucun préjudice ou que le montant des pénalités mises à la charge du titulaire du marché qui résulte de leur application serait supérieur au préjudice subi ; »

Le Conseil d’Etat précise ensuite la portée du pouvoir de modulation des pénalités de retard du juge administratif ; « Considérant que si, lorsqu'il est saisi d'un litige entre les parties à un marché public, le juge du contrat doit, en principe, appliquer les clauses relatives aux pénalités dont sont convenues les parties en signant le contrat, il peut, à titre exceptionnel, saisi de conclusions en ce sens par une partie, modérer ou augmenter les pénalités de retard résultant du contrat si elles atteignent un montant manifestement excessif ou dérisoire, eu égard au montant du marché et compte tenu de l'ampleur du retard constaté dans l'exécution des prestations ; »

Le juge regardera également le montant du marché et le retard d’exécution. Ceci confirme clairement la jurisprudence OPHLM de Puteaux selon laquelle : « Considérant par ailleurs qu'il est loisible au juge administratif, saisi de conclusions en ce sens, de modérer ou d'augmenter les pénalités de retard résultant du contrat, par application des principes dont s'inspire l'article 1152 du code civil, si ces pénalités atteignent un montant manifestement excessif ou dérisoire eu égard au montant du marché ; qu'après avoir estimé que le montant des pénalités de retard appliquées par l'office ». Il convient néanmoins de mettre en exergue l’abandon par le Conseil d’Etat dans sa décision du 19 juillet 2017 de toute référence au Code civil ou même aux principes issus du Code civil, affirmant ainsi son autonomie par rapport à la jurisprudence du juge civil.

De plus, la modulation des pénalités de retard par le juge n’est pas automatique mais doit demeurer « exceptionnelle ». Le juge appliquera donc prioritairement les clauses du contrat. De plus, il ne peut exercer ce pouvoir de modulation que s’il est saisi de conclusions en ce sens. En pratique, la partie qui s’est vue infliger des pénalités de retard devra demander la modulation de celles-ci dans ses conclusions.

La portée de la décision commentée réside principalement dans son considérant 6 dans lequel la Haute juridiction confirme, si besoin est, que les pénalités de retard dans la jurisprudence administrative sont fonction du marché et non du préjudice. Le juge judiciaire a quant à lui pu considérer qu’en l’absence de tout préjudice les pénalités de retard pouvaient soient être supprimées totalement ou réduites à un prix symbolique (à titre d’exemple : Cass. com., 13 mars 1979, n° 77-14749). A l’inverse, pour le Conseil d’Etat « lorsque le titulaire du marché saisit le juge de conclusions tendant à ce qu'il modère les pénalités mises à sa charge, il ne saurait utilement soutenir que le pouvoir adjudicateur n'a subi aucun préjudice ou que le préjudice qu'il a subi est inférieur au montant des pénalités mises à sa charge ; » Ceci avait été affirmé clairement récemment dans une décision Société Eurovia Haute-Normandie (CE, 20 juin 2016, n°376235).

Enfin, le Conseil d’Etat précise clairement la manière dont le requérant qui demande la modulation des pénalités de retard doit argumenter ses conclusions. La portée pratique du considérant 6 de la décision du 19 juillet 2017 est donc certaine. En effet, « il lui appartient de fournir aux juges tous éléments, relatifs notamment aux pratiques observées pour des marchés comparables ou aux caractéristiques particulières du marché en litige, de nature à établir dans quelle mesure ces pénalités présentent selon lui un caractère manifestement excessif ; »

En pratique, le demandeur, dans ses conclusions, devra faire état de marchés comparables ou argumenter en fonction des particularités du marché litigieux. Le Conseil d’Etat ne définit pas la notion de « marchés comparables » mais il est possible de considérer qu’il s’agit de marchés ayant un objet et un montant similaires.

Par ailleurs, au vu de la jurisprudence et de la doctrine, le juge utilisera son pouvoir de modulation lorsque les pénalités dépassent d’environ 30% le montant du marché litigieux. A titre d’exemple, dans la décision OPMLM de Puteaux précitée, les pénalités de retard représentaient 56,2% du marché.

Le Conseil d’Etat dans sa décision du 19 juillet 2017 a donc saisi l’occasion de préciser la jurisprudence OPHLM de Puteaux qui avait pour la première fois reconnu le pouvoir prétorien de modulation des pénalités de retard. Néanmoins, on peut espérer que ce pouvoir sera encore détaillé par la suite, notamment sur la notion de « marchés comparables ».
 
Laurent FRÖLICH et Emma GEORGE